Commentaire du texte: Baptiste Bonnet, Repenser les rapports entre droit interne et droit international, Paris, Lextenso « coll. Forum », 2013.
Mécompréhensions de la théorie de production du droit par degrés de Kelsen
Le texte de M. Bonnet, très agréable à lire mais qui manque parfois de profondeur et d’analyse détaillé, tente de créer un nouveau paradigme au niveau des relations entre le droit interne et le droit international. Il part du constat suivant : les théories classiques, soit le monisme, soit le dualisme, ne rendent pas compte de toute la complexité du droit international et, par conséquent, elles doivent toutes être revues, ou du moins, laissées de côté. L’une des théories étudiées par l’auteur est celle de Hans Kelsen, que le professeur de Saint-Etienne nomme « la hiérarchie des normes ». En effet, à ce sujet, M. Bonnet écrit « [i]l est peut-être temps notamment, de rediscuter le prisme que constitue une notion fondatrice de notre analyse de l’ordre juridique : la hiérarchie des normes. »[1]
Donc, cette « notion » devrait être rediscutée car « il est bien difficile d’imaginer que ‘la’ hiérarchie des normes puisse être un instrument utile, pour un étudiant ou pour un juriste plus avancé, de parfaite compréhension des rapports entre droit international et droit interne. »[2] La faute serait en conséquence de la hiérarchie, et l’on ne trouverait pas d’appui dans cette figure qui deviendrait, d’une certaine manière, caduque. Pour l’auteur, la vraie compréhension des relations entre « systèmes » passerait par tout « déconstruire »[3] et par, refonder ensuite tous les rapports entre droits.
S’appuyant dans les travaux de MM. Ost et Van der Kerchove, sur le réseaux juridique, M. Bonnet postule la thèse selon laquelle, il n’y aurait pas de hiérarchie à proprement parler mais du désordre dans l’ordre, tout ceci constituant un réseau des différents systèmes : nationaux, européens, internationaux, etc. La hiérarchie ne rendant pas compte de tout, elle reste trop formelle ou simplement très théorique. Le temps, prophétise-t-il, serait venu de passer à une nouvelle ère, de changer de cap, de changer de mentalité pour commencer un nouveau chemin[4].
Toutes ces réflexions de M. Bonnet ne nous laissent pas sans quelques interpellations. Il faut d’une part nous pencher sur la question de la Stufenbau Rechtsordnung Theorie ou théorie de production du droit par degrés, et ensuite donner quelques propos sur la compréhension ou les erreurs de la création du professeur de Saint-Etienne.
- Die Stufenbau Rechtsordnung Theorie
Kelsen écrit dans sa Théorie pure du droit ceci : « en accord avec le caractère dynamique de l’unité des ordres juridiques, une norme est valable si et parce qu’elle a été créée d’une certaine façon, celle que détermine une autre norme ; cette dernière constitue ainsi le fondement immédiat de la validité de la première. Pour utiliser la relation en question, on peut utiliser l’image spatiale de la hiérarchie, du rapport de supériorité-subordination. »[5] Voici l’énonciation de la fameuse théorie de la hiérarchie des normes. Elle se trouve dans le Titre V, intitulé : Dynamique du droit. Il est important de ne pas oublier cet emplacement. En effet, Kelsen, en situant la Stufenbau Théorie dans son chapitre sur la Dynamique, nous montre qu’elle est constante, qu’elle bouge, qu’elle se transforme constamment, et, par conséquent, elle ne peut être analysée de façon statique, comme le fait le professeur Bonnet. C’est une donnée logique, lorsque l’on l’arrête pour l’étudier, elle n’est plus la même, le système a changé, car il se transforme constamment, à l’instar de l’énergie. Tout ce que l’on dit sur la hiérarchie est déjà « après-coup », et dans ce sens « tout dépend de contextes, toujours ouverts non-saturables »[6].
Voyons ce qu’il dit dans la Théorie générale des normes concernant la logique en droit :
« [O]n ne peut pas parler d’une logique spécifiquement ‘juridique’. C’est la logique générale qui est appliquée à la fois aux propositions descriptives [362] de la science du droit et – dans la mesure où la logique leur est applicable – aux normes de droit prescriptives. »[7]
Laissant de côté les opinions de Kelsen sur le droit international, lesquelles ne sont que contingentes, comme il le dit lui-même, la construction nommée « hiérarchie des normes » est un outil applicable à tout système juridique ; qu’il ait une Constitution écrite ou pas, qu’il soit de common law ou de ce que l’on appelle civil law. Et, en étant un outil, elle sert à mesurer une certaine donnée, en l’occurrence les propositions juridiques. Elle est le réglet qui sert à mesurer et à mettre en ordre.
Die Stufenbau Rechtsordung Theorie (ou la théorie de la hiérarchie des normes, comme elle est connue du grand public) est donc une façon de donner de l’ordre à un système juridique donné. Elle n’est ni fausse ni vraie, ni valide ni invalide, ni approprié ou inappropriée comme le dit M. Bonnet. Elle est ! Tous les systèmes juridiques sont formellement hiérarchisés. Ce n’est pas une obligation, c’est un constat.
- Approches critiques de la construction du professeur Bonnet
Le professeur Bonnet nous dit qu’il va s’agir de « faire le choix de déconstruire pour reconstruire ». Or, le problème, c’est que lorsqu’il décide de reconstruire il élève d’autres idoles à la place de celles qu’il a détruites. La déconstruction derridienne ne comporte pas la construction, c’est-à-dire, dès lors que l’on a déconstruit l’objet, il ne faut pas continuer à monter un autre système à la place de l’antérieur, le travail de déconstruction, en quelque sorte, termine là. La déconstruction se fait toujours, elle a lieu[8], mais elle n’a pas pour objectif de reconstruire. Une fois montrés et signalés les dessous de l’objet, la trace[9], les éléments qui hantent X o Y théorie, le travail du « dé-constructeur » est fini. Or, M. Bonnet est loin de ce propos, il est regrettable qu’il n’approfondisse pas dans cette notion de déconstruction.
Pour l’auteur, « la hiérarchie des normes, au sens classique du terme, n’existe plus, ou tout du moins elle n’est qu’alternative ou multiple. »[10]D’après ce que l’on vient d’entendre, la hiérarchie serait quelque chose dont on pourrait se passer. Elle deviendrait dé-passable ou surmontable. Or, ce constat est fort discutable. Il ne suffit pas de l’affirmer ou de l’écrire pour que cela se passe dans la réalité. On pourrait bien affirmer que le théorème de Pythagore n’existe plus, que cela ne restera qu’un énoncé. Au fond, on devrait plutôt dire, en prenant les mots du même auteur : « on admet l’idée qu’il existe plusieurs hiérarchies normatives et que concernant les normes fondamentales, le conflit est irrésoluble ou géré par tropisme, en fonction de la situation de celui qui juge, dans l’ordre interne ou dans l’ordre international. »[11] En effet, c’est presque de cela dont il s’agit. La hiérarchie des normes a une forte composante d’idéologie, de Weltanschauung -pour reprendre les mots de Heidegger- de cosmovision, de l’idée que l’on se fait de la vie et du monde. Un juge athée ne fera la même analyse qu’un juge juif, musulman ou catholique. Un juge très influencé par la philosophie kantienne ne fera la même analyse qu’un juge aimant la déconstruction derridienne. Un juge né à la campagne et ayant dû surmonter de nombreuses épreuves pour devenir ce qu’il est n’aura pas le même jugement qu’un juge d’un petit bourgeois capitaliste, etc. L’être-là-au monde n’est pas quelque chose d’objectif ou de neutre. Où que l’on aille, on ira toujours avec notre bagage, nos expériences, notre background. Cela marquera notre position en tant que juriste, doctrinant, juge, avocat, professeur, étudiant, etc. De la même manière, les livres que nous lisons nous per-forment, pour le dire d’une certaine façon, nous modifient.
Il faudrait plutôt arrêter de voir la « pyramide » comme une idée fixe. Elle n’est fixée nulle part, la « pyramide » se fait et se défait tous les jours. Au fond, il n’y a pas de pyramide des normes. La pyramide est une idée logique de la raison pure, construction purement formelle, impératif catégorique, postulat épistémologique de la connaissance. Elle n’est ni coupable ni responsable ; elle n’est ni vraie ni fausse. La pyramide, telle que l’entend M. Bonnet, est au contraire une idée commune, une idée reçue, une mécompréhension. Ce lieu commun est celui de la plupart des juristes, qui pensent la pyramide à la façon de Carré de Malberg, comme un instrument de justification d’un régime. Ce n’est pas cela.
Pour finir, restons à ces lignes de l’auteur sur la valeur de la Constitution d’un pays : « ne serait-il pas temps de lever le tabou du barrage constitutionnel, du dernier verrou, qui de surcroît est substantiellement devenu une coquille quasi vide ? Ne peut-on pas admettre que tout ne procède plus de la Constitution ? »[12] Bien évidemment, tout ne peut et ne dépend pas de la Constitution, même d’un point de vue pluraliste, car la Constitution n’est pas la Grundnorm, elle n’est qu’une norme, comme toutes les autres du système, d’une hiérarchie différente mais une norme quand même. Ceci nous montre une évidente confusion présente chez beaucoup d’auteurs, c’est-à-dire, celle d’identifier Grundnorm et Constitution. C’est là le premier postulat avec lequel les professeurs de droit de première année commencent leurs cours de droit constitutionnel ou d’introduction au droit. Et c’est là aussi que tout commence mal avant de commencer. Un autre problème courant est celui d’identifier validité et conformité. Une norme serait valide parce qu’elle est conforme dit-on souvent. Or, la réponse s’avère négative, une norme est valide parce qu’elle existe, c’est-à-dire, parce qu’elle a été posée par un acte de volonté auquel les sujets d’une société lui assignent une telle signification. C’est une analyse qui se fait d’après le principe logique de raison suffisante. Mais ce sujet demeure en dehors du propos esquissé dans ces lignes.
Il en reste que le livre du professeur Bonnet contient des erreurs épistémologiques, il pourrait s’agir d’un regrettable résumé de sa thèse (?). En tout état de cause, ce n’est pas le seul à avoir compris de cette façon la théorie kelsénienne de la « hiérarchie des normes ». Pour finir, disons que notre objectif n’a pas été non plus de faire une apologie de la Stufenbau Theorie mais seulement de signaler quelques points à propos du travail de l’auteur.
Conclusion
Le problème n’est pas dans l’outil, le problème est peut-être dans celui qui l’utilise. Dire que le problème réside dans la théorie de la hiérarchie est semblable à celui qui en arrivant chez lui trouve sa femme avec son amant sur le canapé. Il décide de le vendre.
Il nous paraît que s’en prendre à la théorie de la hiérarchie, c’est trouver une excuse pour écrire et réfléchir là-dessus. Qui n’est certes pas la meilleure.
On remarquera que ceux qui proposent des thèses comme celle de M. Bonnet sont des auteurs qui sont pour les droits humains, ou droits de l’homme comme on dit en France. Or, ils confondent à nouveau la question et leur désir politique et idéologique ne les laisse pas voir claire la question logique. En effet, le fait que la France viole constamment des droits de l’homme, par exemple en ce moment le cas des refugiés, ne veut pas dire que la théorie de la hiérarchie des normes en soit la responsable ou qu’elle devienne caduque. Ce sont des choses différentes. Il est vrai qu’une application directe de la charte européenne des droits de l’homme, de la charte de l’environnement et du respect des droits humains en général est souhaitable, mais ceci n’empêche pas le fait que chaque Etat ait une marge d’appréciation sur cet aspect.
Selon les propres mots de l’auteur, « le prisme n’est plus la hiérarchie des normes mais l’harmonie des systèmes [71] qui coexistent et s’influencent mutuellement. »[13] On voudrait bien comprendre toute la portée de cette phrase mais elle reste tout de même très floue, à vrai dire. Cette idée, comme certaines d’autres dans le livre, manque de profondeur, de réflexion, on pourrait dire que ces sont des mots qui manquent un peu de précision et, en paraphrasant Michelstaedter, vides de sens[14].
[1] Baptiste Bonnet, Repenser les rapports entre droit interne et droit international, Lextenso « coll. Forum », 2013, p. 15.
[2] Id., p. 17.
[3] Id., 18 « il faut déconstruire, au sens de la philosophie derridienne, lever des tabous, y compris concernant les notions les plus archétypes et aprioristiques qui soient telles la souveraineté, la séparation des pouvoirs. »
[4] Id., 18 : « une nouvelle ère s’est initialisée ».
[5] Hans Kelsen, Théorie pure du droit, trad. Ch. Eisenmann, Paris, Bruylant-LGDJ « coll. La Pensée juridique», 1999 [1960], p. 224.
[6] Jacques Derrida, Mémoires pour Paul de Mann, Paris, Galilée, 1988, p. 116.
[7] Hans Kelsen, Théorie générale des normes, trad. O. Beaud et F. Malkani, Paris, PUF « coll. Léviathan », 1996 [1979].
[8] Jacques Derrida, Psyché, 2ème éd., Paris, Galilée, 1998, p. 391 : « La déconstruction a lieu. »
[9] Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 103 : « Cette déconstruction de la présence passe par […] la notion irréductible de trace ».
[10] Bonnet, op. cit., note 1, p. 21.
[11] Id., p. 23.
[12] Id., p. 56.
[13] Id., p. 70.
[14] Carlo Michelstaedter, La Persuasion et la Rhétorique (trad. Marilène Raiola, L’Éclat, « coll. Philosophie imaginaire », 1998, p. 187 : « Mais écrire sans conviction des mots vides pour pouvoir exhiber du papier couvert d’écriture ».